33.
Jeudi 15 mars
Il n’y aura pas de quarante et unième séquence. En tout cas pas de ma patte ! Inutile de dire que Loïc Cohen est furieux. De son côté, le professeur comptabilise les jours qui nous séparent des élections. Il me traite de criminel. C’est dur à encaisser ! D’ici peu, je n’aurai plus le temps matériel de réaliser le document qu’ils me commandent. Je dois me faire violence pour rester fidèle à ce que je pense être la volonté de Nielsen et de mon père. Je la connais mieux que quiconque, cette volonté. Elle est soulignée à l’encre rouge et au crayon gris dans le livre du prince. Elle refuse en bloc toute compromission. Je vis mal avec cette décision terrible dictée par mes trois absents et, si je supporte les reproches émanant de Cohen et de Robertson, je souffre de la réprobation muette d’Elias. Dix-sept jours nous séparent de la date fatidique et je brûle mes journées entre impuissance et désolation. Cette lutte contre moi-même m’épuise tant physiquement que moralement. Je ne dors plus. J’ai passé une bonne partie de la nuit dernière avec Ramon, le veilleur de nuit. Il m’a raconté ses prouesses de pêcheur d’espadon et de harponneur du beau sexe. La tequila aidant, nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde. Il veut même m’envoyer sa sœur pour quelques massages particuliers. Je n’ai pas réussi à le dissuader.
Vendredi 16 mars
J’ai eu des mots très durs avec Cohen ce matin. J’ai même lâché que je soupçonnais la Nielsen de vendre son âme à Borganov pour quelque profit juteux. Je me suis fait remettre à ma place d’une manière fracassante. Encore heureux que ni Robertson ni Elias n’aient été dans le bureau, sans quoi je capitulais.
En sortant de chez Cohen, quelle ne fut pas ma surprise de croiser Jérôme, l’apprenti coiffeur de chez Mélanie.
— Vous allez m’expliquer ce que vous faites ici ! lui lançai-je.
— Depuis votre départ, j’ai été relevé, monsieur Carvagnac.
— Relevé de quoi ?
— Relevé de la surveillance de votre appartement.
Cette rencontre m’a suffoqué ! En d’autres circonstances, je n’aurais pas résisté à l’envie d’aller passer un savon à Robertson pour toutes les angoisses que la mise en faction de ce benêt de Jérôme m’avait causées. Il y a tout de même moyen de protéger les gens sans leur ficher la trouille ? Ça fait des mois que je me croyais espionné par Borganov. Ajoutée à l’épreuve de force de ce matin, cette histoire m’a mis de mauvaise humeur pour le restant de la matinée. Je supporte de moins en moins que la N.D.F. me tienne ainsi sous sa coupe. C’est comme pour Esther. Le professeur m’a fait promettre de ne pas prendre contact avec elle. En revanche, il ne m’a donné aucune nouvelle d’elle depuis mon arrivée.
Samedi 17 mars
Quinze jours du terme ! Je me suis réveillé avec une idée et j’ai appelé Cohen pour un rendez-vous. Il m’a accueilli froidement.
— Je n’ai pas le temps de vous recevoir aujourd’hui, monsieur Carvagnac.
Savourant une revanche attendue, il me distilla :
— Tant que je vous ai en ligne, je vous informe que mes associés et moi-même avons confié la séquence à quelqu’un d’autre. En clair, nous n’avons plus besoin de vos services.
La claque fut si violente que je n’ai pas réagi sur le coup. C’est plus tard dans la journée que je me suis senti atteint par cette double humiliation qui égratignait à la fois mon art de faussaire et la droiture exemplaire de Nielsen, dont j’ai été le garant pendant presque sept ans. Pour combattre mon dépit, j’ai sonné Elias, qui s’est abîmé dans des justifications filandreuses.
— Mon père vous désavouera, ai-je dit, et, derrière lui, ce sont des millions de gens que vous allez décevoir.
Il fut à son tour le bec dans l’eau.
Que de jurons j’ai proférés durant cette journée pourrie qui s’est terminée par un rebondissement d’un ridicule consternant avec, vers onze heures du soir, l’arrivée épanouie de Ramon et de sa sœur pour ce fameux câlin dont elle était toute prête à s’acquitter. J’eus toute les peines du monde à défendre ma vertu contre cet élan de générosité aussi spontané qu’incongru. J’ai soufflé la lampe sur une brouille à vie avec mon gardien de nuit. Le bouquet ! Cela m’apprendra à ne pas accorder foi à des promesses d’ivrogne.
Dimanche 18 mars
« Me vint une lassitude extrême. Et me parut plus simple de me dire que j’étais comme abandonné de Dieu. Car je me sentais sans clef de voûte et rien ne retentissait plus en moi. »
Je me force à lutter contre le découragement. Elle est amère cette défaite. Chaque disgrâce de ma vie ramène invariablement mon infirmité à la surface et avec elle ce sentiment douloureux d’être un poids pour les hommes. Je suis très affecté par mon éviction, avec toutefois une consolation, une seule, celle de n’être point complice de cette séquence avilissante. Deux petites semaines et je pourrai regarder mes parents dans les yeux en disant : « Mon travail s’est arrêté juste avant cette note faussée que je ne pouvais accepter dans la symphonie. » Le tigre me donnera raison. Sans doute regrettera-t-il secrètement que je n’aie pas eu sa force pour imposer l’accord final. Capoter si près du but. C’est enrageant !
Cherchant à tromper ma déception, j’ai cueilli une première toile blanche, j’ai sorti mon attirail et je me suis mis à peindre. Au début, je ne savais pas où j’allais. Puis le visage d’Esther s’est dessiné, un corps saisi dans l’offrande amoureuse s’est rappelé à mon désir, une étreinte siamoise avec l’arbre biscornu m’a rattaché à mes espérances. Je suis en manque de sa présence tendre, de nos partages et de sa danse. Je voudrais un chemin de sève qui nous relie, dans ce flux de moi à elle et d’elle à moi, nos secrets unifiés, une communion qui ressemble à l’enfant mais qui n’est pas l’enfant, cet autre que ma difformité pourrait corrompre.
Lundi 19 mars
La jeune femme qui prépare mes repas m’a surpris les pinceaux à la main. Elle a fait un pas de côté pour jeter un coup d’œil sur ma toile. Cela m’a valu un regard admiratif dans lequel pointait un soupçon de gêne. Elle s’est retirée en douce comme on s’éclipse d’une conversation qui ne vous concerne pas. Elle a dû s’apercevoir que je rougissais aussi. Elle s’appelle Fatima. Elle a de beaux cheveux très noirs et très drus comme ma mère au temps de sa jeunesse.
Mardi 20 mars
Le professeur m’a passé un rapide coup de fil en fin d’après-midi. Il revient de New York où il a rencontré Brian Bird pour lui remettre un chèque et régler dans les moindres détails l’arrivée d’Esther et de Norman dans la mégalopole. Mère et enfant quittent Bruxelles le dimanche 26 mars. Je n’ai pu obtenir d’autre information, sinon qu’Esther tiendra un rôle dans la pièce que Bird est en train de monter.
Je ne sais plus où j’en suis. En imaginant ce plan, Robertson amène Esther à repasser par le chemin douloureux d’une rupture dont je ne connais rien. Je tremble soudain pour moi qu’il ne reste de cette liaison, dont j’ai respecté le secret, le brandon sommeillant d’une passion qui ne demande qu’à renaître de ses cendres dans l’amour du théâtre et de cet enfant princier régnant en maître sur leurs deux cœurs.
Ai-je seulement le droit d’espérer ?